
15 novembre 2021
Depuis plus de deux mois, la Pologne a déclaré l'état d'urgence aux frontières, empêchant ainsi un afflux de migrants de rentrer dans l'UE. Cette nation martyre, historiquement soumise, s'avère aujourd'hui être un exemple pour tout le Vieux Continent, argumente Max-Erwann Gastineau.
C'était le 2 septembre dernier. Le gouvernement polonais déclenchait l'état d'urgence à sa frontière orientale pour répondre à l'arrivée, orchestrée par la Biélorussie d'Alexandre Loukachenko, de plusieurs centaines de migrants. «La situation à la frontière est difficile et dangereuse. (...) Nous devons prendre de telles décisions et assurer la sécurité de la Pologne et de l'UE», justifia alors Blazej Spychalski, porte-parole du président Duda.
Depuis plus de deux mois, l'état d'urgence aux frontières, le premier depuis 1989, rythme la vie politique des Polonais et assoie les termes d'une crise que nous semblons, à l'ouest, tout juste découvrir. Une crise qui, soulignons-le d'emblée, n'existe que parce que la Pologne a refusé de se laisser déborder, et ce malgré le refus de Bruxelles de participer à la construction d'un mur que la nation de Solidarnosc a été contrainte, de fait et de fer (celui des barbelés), d'ériger pour nous tous.
La Pologne aurait pu les laisser passer, considérant que les migrants massés à sa frontière visaient, après tout, l'accueil d'autres nations (Allemagne, France…). Elle aurait pu, mais ne l'a pas fait. La Pologne a décidé d'assumer le rapport de force, d'opposer au chantage biélorusse une volonté de fer, incarnée par la présence de plus de 15.000 de ses propres soldats le long de sa frontière. Comment expliquer une telle attitude, qui appelle méditation ?
La Pologne résiste, car elle y voit tout d'abord un défi historique ; derrière les manigances de Minsk, la main de Moscou, le nouveau chapitre d'une histoire «martyrologique», que les conservateurs au pouvoir ne manquent jamais d'entretenir, comme suite au crash d'avril 2010 à Smolensk en Russie, où 96 figures politiques et emblématiques nationales (issues du mouvement Solidarnosc, de l'armée et du Parlement) périrent, quelques jours seulement après la commémoration des massacres de Katyn, causés en 1940 par la police politique de Staline et qui entraîna la mort de plusieurs milliers d'officiers polonais. «Très vite, raconte Aziliz Gouez pour l'Institut Jacques Delors, cette catastrophe est devenue un cri de ralliement». Chaque mois pendant 96 mois consécutifs, Jarozslaw Kascinzki, président du parti conservateur polonais, le parti Droit et Justice (PiS), qui perdit son frère dans l'accident de Smolensk, organisa une marche funèbre partant de l'église de Varsovie et commémorant les nouveaux martyres de la Pologne, «Christ parmi les nations».
Mêlant piétée chrétienne, rigueur patriotique et esprit de résistance, la martyrologie est une passion nationale. Elle rappelle cette «malédiction géographique», selon la formule du journaliste Jacek Bartosiak, qui semble poursuivre la Pologne, éclipsée pendant près de 150 ans, entre 1795 et 1918, sous la tutelle des puissances prussiennes, autrichiennes et russes, nazies et communistes au XXe siècle, et dont le XXIe prolonge déjà la lugubre sentence, à l'aune de «crises migratoires» profondément déstabilisatrices, hier venues de Syrie, désormais de Biélorussie et demain d'autres lignes de front ?
Quand il s'agit de la Pologne, le passé n'est jamais loin. Il rejaillit telles des chaînes que l'on traîne. Il forge aussi les conditions du sursaut («La Pologne n'a pas encore disparu», rappellent comme un leitmotiv les premiers vers de l'hymne national), pose les termes d'une capacité de rebond si caractéristique des petits États de l'Est, ces «sinistrés de l'histoire», écrivait Jan Patočka.
En Pologne, comme en Europe centrale, la souveraineté est une parenthèse. Sitôt conquise, sitôt rêvée, tel un âge d'or révolu. Lorsque Napoléon affronte l'Europe, c'est en messie qu'il est reçu par la comtesse de Pologne Maria Walewska pour protéger son peuple de l'impérialisme russe. Nation sans État tout au long du XIXe siècle, la Pologne résiste, car elle voit ses frontières comme le prix d'une liberté durement conquise. «La nation est un organisme vivant, car elle souffre», résumait Cyprian Kamil Norwid, poète admiré de Jean-Paul II (...)
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